hum
Cette expérience est sonore.
Le port d'un casque est fortement recommandé.
Ce récit a été conçu pour être vécu sur un écran plus large.
Ordinateur ou tablette recommandés.
Ajustez le volume pour distinguer le son.
Scrollez pour commencer.
« Il n’y aura pas de rappel, de toute façon ils n’entendent plus. »
Je n’ai pas encore terminé le dernier morceau de mon set que ces mots déboulent dans ma tête. Ils percent le bourdonnement permanent. Claquent dans mon cerveau. Ça fait des mois que je n’ai pas entendu mes pensées.
« Je ne sais même pas si j’ai joué faux. » Je me traîne hors de scène sous une dizaine de timides applaudissements.
Peu importe leur choix, renoncer ou résister, ils n’entendent plus ma musique. Moi non plus. Pour l’instant je résiste, mais c’est de plus en plus insoutenable.
Assis dans ma loge, enfin, le cagibi qui sert de loge dans le bar miteux où je joue régulièrement, je fixe le verre de bière posé sur la petite table à côté de moi. La mousse tremble, mon sternum vibre. Est-ce que je devrais faire comme la majorité de la planète, renoncer ?
Au mur, une affiche de concert jaunie.
Ma gorge se noue.
Le monde d’avant.
Avant qu’il n’apparaisse.
Ce bourdonnement insupportable et permanent qui ronge de l’intérieur. Résonne dans la cage thoracique. Noue les tripes.
Jusqu’à dissiper toute envie de vivre.
Je finis mon verre d’une traite. En sortant, je repousse la
porte. Elle claque.
Enfin je suppose.
Le bar est presque vide.
Pas terrible comme clap de fin.
Je monte sur un tabouret.
Toujours le même.
Jess est devant le présentoir à bouteilles, avec son t-shirt noir, dos tourné. Elle a attaché ses cheveux.
J’essaie de commander mais elle n’entend pas. J’attends. Pas la peine de crier plus fort.
L’ingé son range le matériel. Un larsen. Je sursaute à peine. Jess dépose délicatement la dernière bouteille.
Je déchire en petits morceaux le sous-bock en carton posé devant moi.
Elle me remarque enfin, s’approche et se penche par-dessus le comptoir. Elle sourit, ses lèvres bougent mais son visage reste impassible.
« Ça te va bien la retraite » me dit-t-elle tout en me servant une bière.
« Ouais, ouais… Par contre toi…
- Il me reste encore quelques minutes. J’attends que le dernier client se barre. »
Elle me glisse un clin
d'œil et se sert un verre.
« J’ai pas réussi à dormir. Après le flop d’hier, j’ai creusé d’autres pistes. J’ai fini par tomber sur un truc. Tu ne vas pas en revenir. »
Elle fixe mon visage. Boit une gorgée. Elle pousse un petit soupir fatigué et me dit « Moi aussi, il y a quelque chose que je dois te montrer. Un endroit. On y va après la fermeture ? »
Adossé à la voiture, je la regarde fermer la porte du club. Je plisse les yeux, aveuglé par la lueur des néons dans la nuit
Je n’y mettrai plus les pieds.
Je porte la cigarette que j’ai entre les doigts à mes lèvres. Je tire une dernière bouffée et m’en débarrasse.
Elle prend place côté conducteur. Je m’installe à côté.
Elle met le contact. Une vibration supplémentaire fait écho dans ma poitrine. Le moteur vrombit.
Le vieux tacot de Jess tangue en heurtant la bordure mais atteint la voie de circulation. Elle tend la main vers le poste de radio, son geste tombe dans le vide. Je ne sais pas depuis quand elle l’a enlevé, j’aurais juré qu’il y en avait un.
Je ne la connais pas depuis longtemps, mais je sais qu’elle ne parle pas beaucoup en voiture.
De toute façon je n’ai pas envie de parler. On traverse l’artère principale. Les flashes éblouissants de la ville me fracassent le front.
Les buildings et leurs façades couvertes d’écrans publicitaires me compressent la cage thoracique.
« Communication aisée. Calme immédiat. » Le slogan de Mutex me martelle déjà le crâne. Combien de fois je l’ai vu depuis qu’on roule.
Un goût acide me monte à la bouche.
Je détourne la tête, les mots « Bien-être et santé optimisée » surgissent en lettres lumineuses sur le panneau devant nous.
Mon regard ne quitte plus le tapis sous mes pieds.
La voiture s’arrête à un feu. L’habitacle est traversé de lumières artificielles. Jess se tourne vers moi. « Relax, on n’est plus très loin. » Elle est détendue.
J’agrippe mon jean au niveau des genoux et serre les poings. « Dommage, tu sais que j’adore faire du tourisme dans cette ville. » Elle me fixe, acquiesce, ne répond pas.
Le feu passe au vert et elle prend à droite. Dans la direction de mon ancien quartier. Le rythme des battements dans ma poitrine s’emballe. Je ne suis pas revenu depuis longtemps.
On n’est plus très loin de mon premier appartement. La moitié des immeubles ont été transformés en “havre assourdi“. Mis en location à la minute.
Juste avant l’entrée de la voie rapide, Jess bifurque à gauche et se gare.
Je me tourne vers elle. « Mais qu’est-ce qu’on fout là ? »
Elle me dévisage, ses yeux rivés sur moi. « Commence pas… Ramène-toi ! »
On contourne le bâtiment, jusque dans la ruelle, une porte latérale est ouverte. Elle sort une lampe de sa poche et entre. Je m’arrête, passe ma main sur le métal. D’un geste brusque, elle attrape ma veste et me tire à l’intérieur.
On marche en silence dans un long couloir. Nos pas résonnent. On débouche dans une grande salle, remonte une allée jonchée de débris. Arrivés à l’autre bout, elle braque la lumière dans ma direction.
J’écarte les bras « Mais bordel, tu peux m’expliquer ? Ça n’a aucun putain de rapport avec ce qu'on cherche. »
« Ce que TU cherches. » Elle fronce les sourcils.
L’odeur, si familière, déclenche une douleur à l’arrière de mon crâne. Ma vue se trouble.
« Mais de quoi tu parles ? » J’écarte le faisceau lumineux de mon visage d’un coup sec.
Jess fait un pas en arrière et s'appuie sur le rebord de la scène. Au milieu, le rack de lumière est détruit. Des bris de verres couvrent le plateau.
« J’arrête. Je ne peux plus t’aider. » Les mots arrivent comme déformés.
« Qu’est-ce que tu fais ? Je ne peux pas y arriver seul. »
« Je n’entends plus. » La phrase me parvient, pour une fois, distinctement. Mes jambes lâchent. Je vacille, agrippe la barrière.
« Ce n’est pas possible ! » Je serre la barrière de plus en plus fort.
« Tu n’as rien vu. Comment je te regarde quand tu parles. »
J’ouvre la bouche pour crier mais rien ne sort. Tout devient rouge, je secoue violemment la barrière.
« Non, écoute… Écoute-moi ! » Ma respiration s’accélère.
« On est si proches… Enfin je crois… »
« Avec toi je peux encore chercher. »
Elle reste immobile.
Je plaque mon dos sur la paroi à côté d’elle. Sous le poids, je me laisse glisser au sol.
« Va-t-en ! » Je ne crie pas assez fort pour couvrir le bruit, mais elle comprend.
« J’ai accepté. » Elle tourne le dos et s’éloigne.
Je couvre mon visage de mes mains.
J’ai les joues humides. Je déplace mes paumes sur mes oreilles. Le bruit résonne en moi.
Le jour commence à se lever, je suis seul.
Je me relève, mon corps me fait mal. Je monte les cinq marches qui mènent à la scène. J’ai du mal à tenir debout. Je m’assois sur un ampli abandonné.
Je regarde autour de moi. Mon coeur bat normalement. Mon souffle est régulier.
Je sors un petit carnet de la poche arrière de mon pantalon déchiré. Je tourne les pages. Relis les notes des derniers mois. Les théories. Les adresses. Tout ce temps passé à chercher.
Je referme le calepin et le dépose à mes pieds.
Le bruit est toujours là.
J’inspire. J’expire.
Je ferme les yeux.